Que reste-t-il aux Russes pour s’informer ?

Sa photo et son nom ont déjà fait le tour des médias occidentaux. Lundi 14 mars, pendant la Vremia, le journal du soir de la chaîne publique russe Perviy Kanal, Marina Ovsiannikova, productrice de 44 ans, a surgi derrière la présentatrice Ekaterina Andreïeva. Dans ses mains, une pancarte indiquant : « Non à la guerre. Ne croyez pas la propagande. On vous ment, ici. »
Marina Ovsyannikova a été rapidement arrêtée et emmenée au commissariat. Mardi, un tribunal de Moscou l’a déclarée coupable d’avoir commis une « infraction administrative » et l’a condamnée à une amende de 30.000 roubles, soit environ 250 euros. Elle risque cependant toujours des poursuites pénales passibles de lourdes peines de prison. Selon l’agence de presse TASS, elle pourrait être poursuivie pour avoir « discrédité l’utilisation des forces armées russes ». Des poursuites possibles grâce à l’arsenal législatif renforcé par Vladimir Poutine depuis le début de son invasion de l’Ukraine, qui réprime davantage la liberté d’expression.
Des ballerines en Une pour sympoliser la censure
Vendredi 4 mars, la Douma, le Parlement russe, a adopté des amendements au Code pénal, concernant toute la population et non les seuls journalistes. Ils prévoient notamment des peines allant jusqu’à quinze ans de prison la publication d’informations relatives au conflit. La simple utilisation du mot « guerre » par des médias ou des particuliers pour décrire l’intervention russe en Ukraine est passible de poursuites.
Ces restrictions ont eu des conséquences rapides pour les médias russes. Le journal indépendant d’opposition Novaïa Gazeta a dans la foulée annoncé via un communiqué qu’il retirait ses articles sur les sujets «sensibles», rapporte Reporter sans frontière (RSF). L’ONG de défense de la liberté d’information indique que le site d’information économique russe The Bell a également décidé de ne plus couvrir la guerre, pour protéger ses journalistes.
Le 10 mars, Novaïa Gazeta a publié un numéro « conçu dans le respect des règles du nouveau Code pénal de Russie ». En couverture, des ballerines dansent devant un embrasement, référence aux ballets que diffusait la télévision soviétique quand elle ne pouvait pas traiter de l’actualité. Ce journal explique pourquoi l’équipe ne parlera plus de l’Ukraine : la rédaction ne souhaite pas relayer les seuls communiqués du ministère russe de la Défense.
Novaïa Gazeta indique par ailleurs que le Roskomnadzor, l’agence russe de surveillance des médias et communication, a déjà « fermé ou bloqué, totalement ou temporairement » une trentaine de médias. Parmi eux, la chaîne de télévision Dojd et la radio Echo de Moscou, deux organes d’opposition dont les sites Internet ont été bloqués dès le 1er mars par la justice. Dojd a ensuite annoncé suspendre momentanément ses activités, tandis que les actionnaires d’Echo de Moscou ont voté la liquidation de l’entreprise.
Offensive sur les médias indépendants
La guerre a permis au gouvernement de passer un cap supplémentaire dans la répression de la liberté de la presse. Selon RSF, la pression sur les médias indépendants « ne cesse de s’intensifier » depuis « les grandes manifestations de 2011-2012 » et a augmenté après « le retour sur le sol russe de l’opposant Alexeï Navalny ». Une offensive alimentée par une étude du Centre Levada, publiée en 2020 et citée par Le Monde en 2021 : 50 % des citoyens font alors confiance à Internet pour s’informer, 50 % à la télévision. Celle-ci a perdu près de 30 points en dix ans.
En Russie, qui était 150e en 2021 au classement mondial de la liberté de la presse publié par RSF, la télévision relaie en masse la propagande du régime. Channel One, Perviy Kanal, Perviy Kanal, Rossiya 1, NTV, Rossiya 24… Qu’elles soient publiques ou aux mains de proches du pouvoir (NTV appartient au géant Gazprom), les chaînes sont devenues la source principale des Russes sur la guerre – ou « opération spéciale » selon le vocable du Kremlin.
Indépendance en crypté
En juin 2021, Le Monde écrivait que « si plusieurs [des grands journaux] continuent de faire vivre un débat d’idées relativement libre, le traitement de la politique y est encadré, tout comme certains domaines des affaires ». Une exception, alors, conservait son indépendance : Novaïa Gazeta. Les radios, également, pouvaient encore travailler, mais « l’étau se resserr [ait] » déjà. Fait notable : peu après la destruction de la tour de télévision de Kiev par les Russes, la BBC, la radio publique britannique, a rouvert des fréquences courtes, auxquelles on peut accéder via des radios portables. Ce type de fréquence était très utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide.
Restent les réseaux sociaux, dont les Russes sont des utilisateurs fervents. Facebook, Twitter et Instagram, qui servaient notamment aux opposants à la guerre à partager des informations, ont été bloqués par le gouvernement. Demeurent, pour l’heure, YouTube, et WhatsApp, ainsi que Telegram, qui, si elle héberge également rumeurs et désinformations, continue d’être un canal d’information important. Selon la NPR, la radio publique américaine, « quasiment tout le journalisme indépendant de Russie s’est retiré » sur l’application de messagerie cryptée.