Pourquoi tout le monde déteste le journal ?

Nous sommes le 15 mars 2002. Un étudiant en journalisme est en cours. Ça cause de l’arrivée d’un nouveau quotidien gratuit. Le prof, arrivé de Paris, en a même un en main… Tout à sa fougue, l’étudiant se fend alors d’une diatribe : de l’info gratuite ? Pouah ! Où va-t-on ? 20 ans après, l’étudiant a perdu des cheveux et une partie de sa fougue, il dirige le service Médias de 20 Minutes et doit écrire un article sur la glorieuse genèse de son journal. Le karma…
A sa décharge, en 2002, tout le monde déteste 20 Minutes. Serge July, alors patron de Libération, éructe que l’info a un prix et que 20 Minutes n’est rien de plus qu’un tract publicitaire, une « contrefaçon » de journalisme… Avec lui, toute la profession, ou presque est, au mieux, inquiète, au pire, folle de rage contre ce nouveau modèle de presse, gratuite et en couleur. « Tout le monde médiatique pense que 20 Minutes et les gratuits vont tuer la presse en aspirant toute la publicité, se rappelle Virginie Spies, sémiologue et analyste des médias. On est à une époque où les journaux souffrent, les ventes sont en baisse. Et cette arrivée sonne comme le coup de grâce. »
Une apocalypse
Il n’y a pas que les autres médias qui détestent 20 Minutes. Il y a aussi les ouvriers du livre, ces professions de l’impression et de la distribution. « En proposant un nouveau modèle de distribution, 20 Minutes s’est attiré la haine de cette corporation déclinante, analyse Sonia Devillers.
La journaliste Médias de France Inter se souvient de 2002 : « J’étais journaliste au Figaro qui était alors dans un immeuble emblématique – le paquebot –, rue du Louvre, dans le grand quartier historique de la presse, celui des Illusions perdues. Je me revois, bloquée avec les autres journalistes du Figaro, à ne pas pouvoir sortir à cause de manifestations très violentes d’ouvriers du livre. Il y avait une mer d’exemplaires de 20 Minutes jetés dans la rue, c’était l’apocalypse. C’était des manifestations et des grèves très spectaculaires et ça a duré plusieurs jours… Si 20 Minutes a suscité un tel mouvement de haine, c’est parce qu’à son arrivée le système est en train de s’écrouler. Partout en France, tous les titres baissent, tout le système sur lequel reposait la vente de la presse sait qu’il est condamné. »
Une schizophrénie
Heureusement, il y a des gens qui accueillent bien l’arrivée de 20 Minutes. Les lectrices et lecteurs d’abord, avec un succès immédiat de « prise en main » du journal. Mais aussi… les annonceurs. Ces marques qui choisissent d’acheter des encarts publicitaires dans le journal et assurent ainsi sa pérennité économique. « L’arrivée de 20 Minutes est vue par le marché publicitaire comme une nouveauté qui allait rajeunir un lectorat de presse qui vieillissait beaucoup, analyse Gautier Picquet, président de Publicis Média. 20 Minutes offrait la possibilité de toucher une audience différente, et a créé son lectorat. »
Là aussi, le succès a été rapide et fort. « Il y a eu une sorte de schizophrénie parmi les marques. Elles se disaient que les gens allaient jeter le journal, ne pas lui accorder de valeur parce qu’il était gratuit. Mais avant de le jeter, ils allaient forcément le prendre et lire, parce qu’il était gratuit… L’ancrage urbain de 20 Minutes a attiré des marques fortes, comme Nike et Adidas. C’était nouveau pour de la presse. Très vite, pour lancer un blockbuster au cinéma, 20 Minutes est devenu incontournable. »
Un modèle
On résume. A son lancement, 20 Minutes plaît aux lecteurs, qui ne s’en vantent pas. Et aux marques, qui s’en cachent aussi un peu. Et provoque des réactions de haine bruyantes de la profession. 20 ans après, tout a changé, ou presque. « 20 Minutes a participé au renouvellement du paysage, avec un format complètement nouveau, analyse Claire Blandin, historienne des médias. Dans ce format, il y a la préfiguration des évolutions qui se sont produites depuis. » Sonia Devillers a une analyse similaire : « Ces 20 dernières, on a réinventé tellement de choses dans les médias… On découvre l’illimité et le temps réel. 20 Minutes a accompagné ça. »
Dans la liste de ces innovations, bon nombre de choses qui semblent tout à fait banales au lecteur de 2022. « La gratuité est une idée évidente aujourd’hui, explique Claire Blandin. C’est le modèle de sites et de réseaux sociaux qui sont les moyens de s’informer les plus courants. Mais il y a aussi la notion d’instantanéité de l’info, l’articulation web-print, le fait de faire de très brefs articles, la place de l’image… » La chercheuse note aussi que 20 Minutes a introduit « un ton plus familier, une hybridation entre informations générales et infos people. Globalement, il y a un renouvellement des formes journalistiques, un ton nouveau. »
Le bon ton
C’est un sujet de plaisanterie récurrent parmi nous. Le fameux « ton 20 Minutes » est aussi connu et mystérieux qu’une recette familiale secrète. « Vous avez abordé l’information sans tabou, en étant très proches des considérations de votre lectorat, estime Virginie Spies. Votre ton, c’est d’être accessibles, compréhensibles. » Claire Blandin ajoute une analyse générationnelle : « 20 Minutes a toujours eu une équipe jeune naturellement à l’écoute des évolutions sociétales. Il y a eu une porosité avec le langage, les formules et les thématiques de la société actuelle. Votre rédaction a été pionnière dans un type d’écriture de l’information, puis dans la place des réseaux sociaux dans cette écriture… »
Avec la gratuité puis l’instantanéité de l’info, voilà l’autre grande innovation dans le traitement de l’information que 20 Minutes a accompagné. « Ces 20 dernières années ont été l’ère de la massification de l’information en temps réel. Partout, tout le temps, sans qu’on l’ait vraiment demandé, on est assailli d’information. 20 Minutes me trouvait à la sortie du métro, maintenant il me trouve sur Facebook », constate Virginie Spies.
Gautier Picquet y voit le symptôme de la grande force de 20 Minutes, sa créativité : « Quand un client vous sollicite, il sait que tout est possible. 20 Minutes a quelque chose que les autres n’ont pas, c’est sa capacité à penser différemment, à s’adapter et toujours innover. »
La banalité
Mais est-ce vraiment encore le cas aujourd’hui ? « 20 Minutes s’est fondu dans le paysage des médias de masse, et en est devenu un des modèles », selon Claire Blandin. « 20 Minutes fait partie d’un écosystème média de plus de 1000 titres, abonde Gautier Picquet. Aujourd’hui, il y a un réflexe 20 Minutes, une notoriété spontanée qui est réalisée. La marque est forte… » A tel point qu’on peut aujourd’hui se demander : qui déteste encore 20 Minutes ? « Les chaînes d’info en continu ont remplacé 20 Minutes de ce point de vue là, selon Gautier Picquet. » Une analyse partagée par Virginie Spies : « Aujourd’hui, quand on veut taper sur les médias, ce sont BFM TV et CNews qui prennent, là où, avant, c’était les gratuits. »
« 20 Minutes a fait se poser, pour la première fois, les questions : Que vaut l’information ? Et d’où vient l’argent des médias ? », selon Sonia Devillers. Une saine interrogation, pour Virginie Spies : « Pars son histoire et sa nature, 20 Minutes a un devoir vis-à-vis de son lectorat, notamment le plus jeune, de l’informer de manière juste et de l’éduquer à la critique de l’information qu’il reçoit. L’éducation aux médias, dès le plus jeune âge, n’a jamais été aussi essentielle et urgente. »
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