Kiev « bombarde son propre peuple depuis huit ans » ? Prudence
« La vérité que Macron et les médias ne disent pas ! Une vieille dame du Donetsk [région séparatiste à l’est de l’Ukraine] a vu la maison de son voisin recevoir un obus aujourd’hui ! Et explique que l’Ukraine bombarde son propre peuple depuis huit ans !! C’est pourquoi la Russie a décidé d’intervenir. » Cette publication lourde de sens, accompagnée d’une vidéo, est partagée plusieurs milliers de fois sur les réseaux sociaux depuis sa publication le 3 mars dernier.
Dans la vidéo, une Française qui arbore un casque portant la mention « press » traduit les paroles d’une vieille dame. « Elle passe le message à Macron de ne pas soutenir les Ukrainiens, parce que depuis huit ans voilà ce qu’on vit. » L’homme présent sur la vidéo, vraisemblablement le fils de la vieille dame, assure – toujours selon la traduction – que « dans ce conflit, ce sont les deux parties qui sont coupables ».
« Là […], c’est des frappes ukrainiennes. Est-ce qu’un gouvernement a le droit de bombarder sa propre population ? », s’interroge la journaliste à destination de la caméra. Des frappes ukrainiennes visant les civils des régions séparatistes, c’est précisément les accusations que porte le Kremlin pour justifier son offensive. Ce lundi, l’armée russe et les forces séparatistes ont ainsi annoncé que 16 personnes avaient été tuées par un missile ukrainien dans la vill de Donetsk, accusant Kiev d’un « crime de guerre ». Des éléments qui n’ont pas pu être recoupés de source fiable.
Dans les commentaires de la vidéo, en tout cas, de nombreux internautes identifient les médias français, les accusant de mentir sur la nature de la guerre qui fait rage à l’est de l’Europe. 20 Minutes vous explique pourquoi il faut nuancer cette vidéo.
FAKE OFF
Comme 20 Minutes a pu le vérifier, la traduction de la femme qui porte le casque est fidèle. La vieille dame déclare, en russe : « Dites à votre Macron qu’il les soutient, les ennemis. Que nous font-ils, ces Ukrainiens ? » Des accusations à prendre avec de grandes précautions.
La séquence a été tournée « dans la partie orientale de l’Ukraine, où il y a beaucoup de personnes russes ou pro-russes. C’est dans cette région que Poutine peut trouver beaucoup de soutiens » à son offensive, décrypte pour 20 Minutes Philippe Moreau-Defarges, chercheur à l’Ifri (Institut français des relations internationales) et auteur du livre Une histoire mondiale de la paix (Odile Jacob). Comme partout ailleurs dans le pays, de nombreux civils ont fui les zones de combat depuis le 24 février. « Certains sont restés sur place pour défendre l’Ukraine, d’autres ont rejoint des milices pro-russes », précise le chercheur.
Selon lui, et contrairement à ce qu’affirme la journaliste, « il n’y a aucune volonté ukrainienne de bombarder son peuple ». En revanche, les bombardements étant intensifs et venant de part et d’autre, impossible d’écarter formellement le fait que fait que des « frappes ukrainiennes aient pu atteindre des Ukrainiens et que celles des Russes touchent des Russes. » Dans ce contexte, il est effectivement difficile d’attribuer les frappes, un processus qui nécessite de longues enquêtes. A ce stade, les observateurs internationaux n’ont pas rapporté de frappes ukrainiennes visant les séparatistes dans le Donbass. Et le chercheur de conclure : « Les réseaux sociaux colportent des fake news. »
L’autrice de la vidéo déjà connue pour son positionnement pro-russe
La journaliste à l’origine de cette vidéo, Anne-Laure Bonnel, couvre le conflit entre la Russie et l’Ukraine depuis plusieurs années. Elle a pour habitude de se rendre dans la partie du territoire ukrainien où la population est majoritairement pro-russe. Ce qui l’a plusieurs fois amenée à relayer des éléments de la propagande russe, qui soutient les séparatistes locaux.
Un biais qui lui a d’ailleurs régulièrement été reproché. Benoît Vitkine, correspondant du journal Le Monde à Moscou, explique sur Twitter : « Je me souviens de son film de 2017, sans doute sincère mais dramatiquement naïf : elle était trimballée dans les territoires séparatistes par… des responsables de ces mêmes territoires. C’est eux que l’on entendait dans le film poser des questions aux témoins, pas la journaliste. » Et Benoît Vitkine d’ajouter que les éléments rapportés dans ce film ont par la suite été démentis : il s’agissait de « fables concoctées par la TV russe ».
« Je ne prends pas parti, mais interrogeons-nous quand même sur le droit international, est-ce qu’un gouvernement a le droit de bombarder sa propre population ? », fait mine de s’interroger Anne-Laure Bonnel. Plus récemment, la journaliste a fait un passage remarqué sur CNews, pour tenir des propos du même accabit, accusant Kiev de bombarder ses citoyens. Des accusations qui émanent de Vladimir Poutine et de ses alliés mais pas de la communauté internationale ou de l’ONU.
Anne-Laure Bonnel bénéficie d’ailleurs du soutien de Moscou. Lorsqu’un de ses tweets a été supprimé, récemment, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a pris sa défense. « Elle, qui s’est rendue au Donbass, a publié ses observations […] et a appelé les Occidentaux à regarder la vérité en face. Elle n’a pas eu le droit de faire cette publication mais son commentaire est disponible sur Internet, donc je vous invite à prendre connaissance des faits. »
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