Comment la justice internationale peut-elle enquêter sur les crimes de guerre ?

Chaque jour, des centaines d’images et de vidéos venues des quatre coins de l’Ukraine affluent sur les réseaux sociaux. Bombardement d’un hôpital à Marioupol ou utilisation d’armes à sous-munitions à Kharkiv, les soupçons de crimes de guerre visant des civils se multiplient depuis le début du conflit qui oppose Kiev et Moscou. Face aux inquiétudes des ONG et aux accusations du gouvernement ukrainien, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, a annoncé le 3 mars dernier l’ouverture « immédiate » d’une enquête.
Validées par 41 Etats parties de la CPI, ces investigations recouvrent une période plus large que la récente invasion russe lancée le 24 février. Les faits commis depuis la révolution Maïdan en 2013 pourront aussi être concernés. Une tâche qui s’annonce complexe tant les sources pouvant servir de preuves se sont démultipliées au fil des ans.
Des relais locaux et numériques
L’enquête ouverte sur le conflit en Ukraine est d’ores et déjà entrée dans sa première phase. « Notre travail de recueil de preuves a commencé », a confirmé Karim Khan dans son communiqué diffusé le 3 mars dernier. « Dans le cadre d’un crime de guerre, ce travail de recueil de la preuve est décuplé. Il faut procéder par région, par territoire, authentifier les établissements visés, explique Céline Bardet, juriste spécialiste du droit international qui a commencé sa carrière au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Est-ce qu’ils abritaient bien des civils ? Quel type d’armes a été utilisé ? Quels combattants utilisent ces armes ? Ensuite il faut pouvoir recueillir le témoignage des victimes éventuelles et recouper leurs récits. » Les éléments d’identification des auteurs – la forme et la couleur d’un écusson sur un uniforme ou la catégorie de véhicules militaires utilisés – sont aussi essentiels, ajoute-t-elle.
Pour alimenter leurs enquêtes, les fonctionnaires de la CPI peuvent s’appuyer sur d’innombrables sources. Il peut s’agir d’acteurs locaux, en lien sur le terrain avec des membres d’Organisations non gouvernementales (ONG). Dans un reportage réalisé à Mykolaïv par le journal Le Monde, une inspectrice de police ukrainienne indique par exemple qu’elle souhaite transmettre à la CPI des éléments recueillis auprès d’un médecin légiste ayant examiné des victimes d’un bombardement après des soupçons d’utilisation d’armes à sous-munition.
Et ces relais locaux sont parfois le seul moyen, pour les enquêteurs, d’avoir un accès direct aux scènes de crimes. « Le rôle des ONG et de leurs contacts sur place dans ces enquêtes est essentiel et incontournable. Même si la CPI va constituer des équipes qui vont se rendre au plus près des victimes, il leur est parfois impossible de se rendre sur place pour des raisons de sécurité », indique Jeanne Sulzer, responsable de la commission « justice internationale » chez Amnesty France.
« Ne supposez rien, ne croyez en rien et vérifiez tout »
Pour mener à bien ses enquêtes, la CPI peut aussi s’appuyer sur les services spécialisés au sein de juridictions nationales. En France, c’est l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH) qui est en charge de ces dossiers. Colonel de gendarmerie, Eric Emeraux a dirigé cette unité entre 2017 et 2020. Contacté par 20 Minutes, il détaille : « En vertu du statut de Rome, qui a donné naissance à la CPI, il existe un principe de complémentarité entre son travail et celui des juridictions nationales. Il est donc très courant que les Etats échangent et collaborent avec les enquêteurs de cette Cour. » Enfin, les preuves peuvent émaner directement de citoyens et d’internautes. Depuis plusieurs années, le site de la CPI met à disposition un formulaire sur son site pour entrer en relation avec le bureau du procureur.
Mais la démultiplication de ces sources pose toutefois un problème, souligne Céline Bardet. « D’un côté, le numérique a facilité l’accès à certaines images qui peuvent être déterminantes dans ces enquêtes. Encore faut-il avoir les moyens, les ressources et la formation nécessaire pour pouvoir les analyser et les remettre dans leur contexte. » Car dans ces affaires, un témoignage ou une image ne suffisent jamais, abonde Eric Emereaux : « Le risque d’intox est bien réel. Pour les enquêteurs spécialisés dans les crimes de guerre, on estime qu’il y a trois règles à suivre : ne supposez rien, ne croyez en rien et vérifiez tout. »
Un « timing » risqué
Après avoir collecté les preuves suffisantes et identifié un ou des suspects, le bureau du procureur peut demander aux juges de la CPI de délivrer des mandats d’arrêt ou transmettre des citations à comparaître avant un éventuel procès. C’est ce qu’a fait Karim Khan dans un tout autre dossier, qui vise – là encore – la Russie. Le 10 mars dernier, le procureur de la CPI a annoncé avoir demandé l’émission de mandats d’arrêts contre trois personnes pour des crimes de guerre présumés perpétrés pendant la guerre opposant la Géorgie et la Russie en Ossétie-du-Sud, en 2008.
« On sent qu’il y a, du côté du procureur, une volonté de mener une politique pénale internationale proactive et de peser dans les débats sur la lutte contre l’impunité, et c’est très bien. Mais ça pose tout de même la question du positionnement de la justice en temps réel quand un conflit est en cours », soulève Jeanne Sulzer d’Amnesty France. Comme elle, Céline Bardet s’interroge sur « le timing » choisi par Karim Khan pour annoncer l’émission de ces mandats : « Dans un contexte où la guerre semble loin d’être terminée, cette politique pénale pourrait être interprétée comme un manque de neutralité de la Cour par les acteurs du conflit. Au risque de jeter de l’huile sur le feu. »
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